Autour des rapports intertextuels
Maria Augusta Babo, Universidade Nova de Lisboa
Résumé
La textualité organise des systèmes complexes
de production de sens dont les rapports de transtextualité. Regroupant la diversité
de processus de renvoi inter-textuel, cette notion ouvre le texte à des connections
avec d'autres textes, permettant ainsi d'intégrer chaque texte dans un système
plus complexe, un réseau de textes.
Créée dans le cadre de la poétique du texte,
la notion d'inter-textualité est aujourd'hui indispensable non seulement à la
réflexion sur l'écriture et ses modalités, mais encore à l'élaboration d'une
théorie de la lecture qui ouvre le texte à la participation du récepteur.
Deux dimensions sont alors comprises et peuvent
s'énoncer de la sorte: tout texte s’intègre dans un réseau textuel ouvert; ce
réseau échappe à l'intentionalité de l'auteur et devient l'espace même de créativité
du lecteur.
L'apport des nouvelles technologies de l'information,
nomément avec la création de l’hypertexte, doit être objet d’une réflexion sur
le texte. La théorie du texte est appelée à tenir compte et à discuter la notion
d'hipertextualité car, en tant que procédé textuel, elle soutient l'actuelle
fonction d'interactivité que les nouveaux procédés technologiques ont mis au
point.
L'hypertextualité implique, elle aussi, un réseau
complexe de rapports entre les textes, qui peut devenir une vraie poétique du
transport/trajet. Tout texte tend à devenir un réseau de rémissions par où se
découvrent d’autres textes. La téchnologie a mis au point ce que la théorie
littéraire a conçu justement en tant qu'ouverture textuelle. Le texte ne sera
désormais plus un système clos. L’allusion intertextuelle peut devenir, en hypertexte,
un système de renvois qui dé-linéarise la lecture.
Il s'agira d'entreprendre, à partir d'un exemple
concret extrait de la littérature, une analyse des procédés intertextuels employés
et des effets esthétiques qui découlent de sa projection en hypertexte. Soit
alors: le réseau intertextuel permet des transpositions hypertextuelles actualisant
ainsi des voies de lectures indiciées dans les textes mais non accomplies
De la textualité:
Ce qui se présente aujourd'hui comme
défi à la textualité c'est, à mon avis, son débordement technologique configuré
par l' hypertexte.
L'hypertexte s'impose à la textualité,
au moins comme un relancement de l' interrogation: qu'est-ce qu'un texte? Le
texte n'a pas de contours définis, il n'est pas véritablement séquentiel. La
linéarité de l'écrit et la finitude du sens ne sont, pour le texte, des limites
irréductibles et celà depuis déjà presque un demi-siècle. Disons que les théories
du texte l'ont poussé vers d'autres questionements, essayant de le faire sortir
de la stricte sphère linguistique auquel il était tout naturellement voué. La
perspective déconstructioniste nomément attribue au texte une indicibilité en
matière de sens, de finitude et de linéarité. Un texte n'est donc pas une unité
strictement linguistique et l'enfermer dans une vision logocentrique ne fait
que réduire la portée de la textualité.
Système complexe, le texte est plutôt considéré, depuis l'avènement des
théories post-structuralistes, comme un croisement de codes: composé de plusieurs
codes sémiotiques, de plusieures lexies, selon Barthes (in S/Z); ou de "chaînes
sémiotiques", selon Deleuze/Guattari - Mille Plateaux). Pour le définir
il vaut la peine de partir d'un article de R. Barthes, qui constitue l'entrée
de l'Encyclopaedia Universalis, "Théorie du texte". Un texte y est
défini par opposition à la nature de l'oeuvre; celle-ci étant physiquement délimitée,
concrétisée, celui-là appartenant à un champ méthodologique. D'où la désignation
"texte" ne sera pas prise au sens d'unité concrète - un texte - mais
au sens de dimension de l'écriture - du texte. Ce qui fait qu'il y a "du
texte" dans l'oeuvre.
Barthes parle déjà d'une topologie
du texte, laquelle dé-linéarise l'écriture et constituera, de nos jours, l'enjeu
de l'hypertexte. Le texte barthésien pointait déjà vers une double spatialité:
un espace séquentiel, de nature linguistique, et un espace agglomératif, formé
par une sorte de nébuleuses de sens. Le texte pris comme surface est un lieu
de dissémination des sens, permettant, cette autre scène stellaire qui, du point
de vue sémiologique, et encore selon Barthes, introduit une multiplicité de
codes qui s'entrecroisent et forment une complexité non-délimitée des sens,
en tant que signifiés mais aussi en tant que vecteurs du texte. Barthes designe
ces pluralités des connotateurs, ensembles signifiants de nature variable au
point de vue linguistique c'est à dire à la surface-même du texte et qui organisent,
condensent des pluralités hétérogènes de signifiés, dans sa dimension verticale.
La lexie en tant qu'unité textuelle ouvre la surface du texte au volume des
sens. Aussi est-elle nommée "la ligne de crête du texte pluriel".
Ce modèle complexe échappe cependant à une structuration en profondeur, du type
structuraliste, dans la mesure où, très visiblement, il concerne aussi cet au-delà
du texte qui s'avère être la lecture comme démarche de productivité textuelle.
Voilà un des grands déplacements subis par la textualité. Il ne s'agit donc
pas, avertit Barthes, de chercher la vérité du texte, sa vérité ontologique,
sa structure profonde (p.21), mais son pluriel. Or,
le pluriel du texte ou le texte pluriel tend à accueillir en son sein l'apport
productif de tout lecture active. Il devient ainsi un lieu ouvert, lieu d'écoute
plus que de parole. La voie est ouverte au commentaire, texte second, comme
devenir même de la textualité. Un éclatement de la clôture du texte l'ouvrira
aux phénomènes rassemblés sous le nom d'"intertextualité". Aussi le
texte barthésian, brisé, est-il une première coupure dans l'unité/identité textuelle,
du texte-oeuvre classique. Le commentaire est, à nouveau, réintégré au sein
du texte, rejeté qu'il était depuis la naissance du livre imprimé
[1] . De S/Z, ce texte que l'on pourrait aujourd'hui appeler de prémonitoire
on peut en retirer quelques reflexions:
1) La figure du "texte étoilé":
C'est une configuration non-linéaire de la textualité, basée sur la décomposition,
la discontinuité, la productivité. La linéarité textuelle étant supportée effectivement
par une subordination d'un côté aux structures phrastiques, linguistiques, mais,
d'un autre côté, aux structures narratives, séquentielles, (et ceci au sein-même
du texte classique). Le sens ne se donne plus comme ultime palier du texte,
son thelos. En tant que vectoriel, il traverse le texte selon des ensembles
signifiants hétérogènes, les lexies, qui constituent des complexes sémiotiques
organisés.
Il faut signaler l'ébranlement que
ce modèle apporte à la séquence narrative comme structure d'enchaînement et
de causalité, voire finalité qui organise le récit. La discontinuité est une
des modalités de constitution des codes textuels ou lexies. La reversibilité
un est une autre. L'entrelacs est le mode de tissage du sens. Les codes ainsi
modalisés "forment, au dire de Barthes, une espèce de réseau, de topique
à travers quoi tout le texte passe (ou plutôt en y passant se fait texte)"
(p.27) et qui contribuent à la définition de l'écriture comme un "espace
stéréographique, où se croisent les cinq codes, les cinq voix" (p.28).
Le texte est ainsi comparé à un produit résultant de la projection d'un volume
sur une surface, une espèce de cartographie du volume, la textualité constituée
par des dispositifs multiples qui la traversent en tous sens - c'est le réseau
- qui acquiert, avec les technologies digitales appliquées à l'écriture une
configuration possible au niveau de sa réalisation.
Barthes
l'affirme, dès le début, son but n'est pas la vérité du texte.
Le texte étoilé brise sa propre vérité en miettes.
Il pointe vers d'autres configurations
possibles, dont celle, actuelle, de l'hypertextualité, qui nous occupera plus
loin.
2) La notion de réécriture: Ainsi
dépossédé de son identité ( vérité, succession, sens) et ouvert à des contaminations
extérieures, le texte brisé est un texte adultéré, toujours déjà bâtard. L'excès
qui l'envahit lui vient de l'autre: l'autre texte, l'autre auteur, le lecteur,
le texte second, la marge. Crise des limites et contamination retirent à l'écriture
tout origine, son ipséité.
Ce qui veut dire que le sens n'émerge pas comme
seul produit endogène mais qu'il devient dès lors exogène et impur, puisque
incontrolable du dedans, fabriqué des apports de lecture. La clôture du texte
coïncidant avec sa configuration imprimée, le livre, est devenue un legs sacré.
Or la textualité en tant que dimension productive du sens a soudé textes et
commentaires multiples et autres productions plus ou moins dé-sacralisées, tel
la parodie, sont devenus des ensembles hétérogènes de productions. À
ce phénomène appelle l'herméneutique la tradition. Quoi de plus traditionnel alors que les accrochages
parasitaires aux textes les plus célèbres, qui ne sont désormais plus identiques
à eux-mêmes? Ce destin de tout texte à une contamination future nous introduit
à la question de l'intertextualité comme champ par excellence de la théorie
textuelle post-imprimerie.
Mais, poursuivons encore l'ébranlement
des structures textuelles dans les philosophies de la différence:
La vision rhizomatique de la textualité,
développée par Deleuze/Guattari est, elle aussi, un dispositif pluridimensionel
du texte dont la conception ne possède non plus une technologie de réalisation.
Tournés vers le livre comme configuration sacralisée du texte et de l'écriture,
les philosophes s'attaqueront derechef à la hiérarchisation qu'il suppose. Tout
en déplaçant le texte du modèle logocentrique où il est enfermé depuis la naissance
de la typographie, c'est le champ biologique, voire botanique qui s'avère être
l'espace privilégié d'accueil de la textualité. L'arbre est détronée par le rhizome. L'arbe
est le modèle du livre-racine, auquel est attribué une origine et une fin; procèdant
par une logique binaire, ignorant la multiplicité du sens (p.11). Il se fonde
sur la struture du sens pronée par la linguistique, le structuralisme, la psychanalyse.
Comme alternative, on trouve un livre-à racine-fasciculée, encore un modèle
qui tient une unité scrètement gardée. C'est l'image du livre total car fragmenté,
d'un Nietzsche à un Novalis. Ce texte unitaire mais fragmenté configure cependant
un autre type d'écriture, une écriture d'ajouts - la technique du cut up
de W. Burroughs, les "racines multiples de Joyce - qui est encore une
écriture de l'Un. Le livre-radicielle ou à racine fasciculée a tout l'apparence
du multiple, selon les auteurs, mais appartient à une écriture qui implique
une dimension supplémentaire et non pas encore multiple. Pour
ne pas tomber aux ruses de l'unité, la multiplicité dans la textualité n'est
atteinte que par une voie de soustraction de l'unique (p.12/13). L'ajout est, en conséquence, un compromis
de l'un, une fausse multiplicité.
Par contre, l'important dans le
texte rhizomatique est son caractère hétérogène, multiple, différentiel, sans
commencement ni fin. Toute idée conductrice, hiérarchisante, limitative est
rejetée par le texte-rhizomatique. Il se produit hors de l'espace rationel-cartésien
de la culture occidentale. La complexité de son modèle ne lui vient pas de la structure
(p.31/32) "qui se définit par un ensemble de points et de positions, de
rapports binaires entre ces points et de relations biunivoques entre ces positions".
L'agencement rhizomatique se produit par scissiparité, par croissance anti-génétique,
par rupture a-signifiante. Tout ce que ce dispositif veut c'est fuire la trace,
quelle qu'elle soit, d'origine, arché aussi bien que celle de finalité
- thelos, dont le texte narratif peut devenir la configuration. Un
milieu, un devenir, sans commencement ni fin. Ce livre-texte est délinéarisé,
il n'obéit pas à la séquentialité narrative, il n'y a pas de fil du temps, une
temporalité organisée en avant et après. Il démultiplie les chaînes sémiotiques,
hétérogènes, au lieu des chaînes linguistiques linéaires
[2] .
Soumis à des agencements machiniques, le texte-rhizome participe de la dé-subjectivation
de l'écriture. Sans origine ni sujet, anonyme ou collectif comme toute machine
à production de sens, il a comme exemplaire par excellence les Mille Plateaux
lui-même, ou l'écriture d'un Kafka.
Comme on le sait, le réseau informatique se définit par l'absence de "point
névralgique" [3] .
Il serait donc une machine textuelle apte à configurer la dimension rhizomatique
dont parlent les auteurs de Mille Plateaux, constituée de noeuds et de
liens qui allient l'hétérogène au lieu de hiérarchiser le semblable, qui anonymisent
au lieu de subjectiver, qui séparent au lieu de commencer, et surtout qui ne
se terminent jamais.
De son côté Derrida a démontré
que le modèle d'écriture linéaire est un modèle, entre autres, qui a vaincu
tout en refoulant une pensée symbolique pluri-dimensionelle, telle qu'elle est
décrite par Leroi- Gourhan. Cristallisée dans le livre, l'écriture linéaire
n'en finira qu'avec lui, selon Derrida, ce qui impliquerait un hypothétique
retour à un "état antérieur à l'inféodation phonétique de la main"
(note35, p. 129) [4] C'est ainsi que Derrida prévoit comme limite du livre une écriture épaisse,
multiple et autre qui fera évoluer la littérature, mais aussi la pensée philosophique
(et qui nuit déjà à la pensée scientifique). Au-delà ou en-deçà du livre, l'écriture
se déployait déjà "entre les lignes" (p.130). Ainsi, la disparition
du livre dépend, avant tout, de l'évanescence d'une écriture épique: temporalisée,
séquentielle, téléologique. Cette disparition-diluition lente de l'écriture
linéaire dans la philosophie et la littérature est entendue par Derrida comme
ayant dans l'électronique son point de rupture.
Par ces trois positions on constate une non-coïncidence foncière entre la textualité
comme domaine non-fermé du sens et sa configuration culturelle moderne, le texte-livre,
dont le récit est peut-être l'exemple par excellence.
De l'intertextualité:
La notion de "intertextual
construct" de (J. D.) Bolter nous permet d'introduire une réflexion sur
la textualité par ce qui déborde le texte. Avec l'intertextualité un "nouveau
espace textuel" fait éclater la clôture du texte, elle-même intrinsèquement
dépendante de l'objet le livre, auquel tout texte est, dans la modernité, soudé,
comme l'affirme l'auteur: "The printed book or written codex encourages
the notion of a text as an organic whole - a unit of meaning that physically
separate from and therefore independent of all other texts" [5] . La mîse en rapport des textes par l'intertextualité introduit
une complexification de la question textuelle car elle ébranle l'autonomie du
texte et interroge la créativité de l'auteur comme son seul propriétaire. Le
caractère complexe de la textualité relève dans ce cas d'une structuration de
rapports avec d'autres textes. Au sens le plus générique, l'intertextualité
est un mouvement vers le dehors du texte, une transcendance textuelle, qui vise
toujours un autre texte, son altérité. Ce qui déborde le texte, n'est pas le sens (caché,
ailleurs) mais encore du texte. C'est à dire que l'intertextualité permet de
penser et prendre le texte toujours par son milieu (selon l'expression de Deleuze)
car, au fait, le commencement du texte ne coïncide pas avec son origine, celle-ci
se perdant dans le brouillard des textes qui lui sont antérieurs et qu'il assimile
et/ou transforme. Cet autre texte, qui maintient des rapports
de nature diverse avec l'intertexte, il n'est, cependant, jamais là. Sauf au
cas de la citation, degré zéro de l'intertextualité, la transtextualité- désignation
qui couvre pour G. Genette toutes les modalités intertextuelles - est basée
sur un rapport d'absence, rapport d'invocation, d'allusion, de parodisation,
etc. Ce rapport d'absence consiste dans le fait que le texte premier n'est pas
présent littérallement. Il peut être convoqué, transformé, nié même par l'écriture
mais toujours hors du champ de l'écrit en tant que matérialité textuelle. Le
pont intertextuel est laissé au travail de la lecture. La lecture devient ainsi
le dispositif de liaison entre les textes. C'est au lecteur de lire, c'est-à-dire-
d'établir le réseau de rapports intertextuels. L'activité médiatrice exigée
au lecteur ouvre une brèche dans l'intentionnalité comme sens ultime du texte.
Un déplacement s'effectue donc, de l'auteur vers le lecteur.
La suspension du sens du texte et surtout de son intencionnalité va de pair
avec le rôle participatif du lecteur dans la construction du sens liant des
bribes de textes présent-absents.
Mais les rapports intertextuels
ne se limitent pas à des allusions plus ou moins complexes à des textes antérieurs.
Ce serait limiter l'intertextualité à un rôle de lecture-écriture mis
au point dans la production textuelle. Tout texte, avant même d'être un objet
de création, est un objet de re-combinaison. Celà veut dire, pour la textualité,
qu'elle est toujours devancée en amont, par la lecture. Voilà pourquoi l'intertextualité
est un phénomène qui se répand tout aussi bien en aval du texte, et qui place
le texte, telle une plaque tournante, entre deux dimensions qui le dépassent.
Elle se projette aussi bien sur le devenir du texte, elle fait même de l'écriture
une écriture à venir car tout texte suscitera d'autres textes, des répliques,
des re-dites mais aussi une écriture entre les lignes. C'est dans ce double
sens qu'il faudra entendre la notion de "intertextual construct" de
Bolter, processus ouvert, complexe, qui met en conexion une multiplicité de
textes non seulement convoqués par le texte en question mais suscités comme
commentaires ou encore, provoqués, en devenir. Le texte est devenu ouvert, infini,
toujours inachevé. Je dirais que l'intertextualité anticipe, ce qui deviendra.
Or, de nos jours, le devenir du texte ce pro-jette dans l'hypertexte.
De l'hypertextualité:
L'hypertexte n'est pas, on le sait,
un procédé textuel, tel, par exemple, l'intertextualité. Il
s'agit, d'une technologie électronique d'enmagazinement et de conexion d'information.
Ceci étant, il répond aux besoins actuels de recherche automatique et de croisement
d'information, besoin auquel répondait déjà une configuration particulière du
livre imprimé, l'encyclopédie. En plus, l'hypertexte, mettant en rapport un
ensemble ouvert de textes, devient un système non-linéaire et complexe d'où
la nécessité d'une cartographie du/(es) texte(s) - qui surgit comme une espèce
de texte parallèle, en marge. Du point de vue de sa concrétion, l'hypertexte exige un redoublement de technologie
qui puisse gérer la complexification topologique du texte. En effet, le passage
du texte imprimé au texte digital, suppose un surcodage qui a comme fonction
d'établir les liaisons textuelles: par exemple, le html - hyper-text markup
language -, espèce de traitement formel du texte, il est à son tour supporté
par un sur-code, le http - hyper-text-transfer-protocol - , ensemble
de règles qui permet la conexion entre les sites. Du point de vue de l'utilisateur
voire lecteur, celui-ci a la liberté d'exécuter toutes les conexions possibles,
mais toujours au sein de celles pré-établies par le système de surcodage. Ce
qui veut dire que le potentiel de rémissions que constitue la navigation-même
du lecteur est programé d'avance. La liberté vient plutôt de l'enchaînement
des conexions entre elles, de l'actualisation que chacun fait du potentiel de
conexions virtuelles mises à la disposition. La programation est, en ce sens, une vision
anticipative - une pré-vision du texte. C'est dans ce sens aussi, que l'on peut
parler de virtualisation du texte. L'actualité de tout parcour ne fait que répondre
à sa prévision, à l'anticipation du futur par un présent qui, ne l'accomplissant
pas, le configure comme possible.
Quels sont, du point de vue textuel,
les apports de l'hypertexte à la littérature?
Notre position est la suivante:
soit le texte littéraire lui-même, soient les philosophies post-structuraliste,
déconstructioniste, critiques, conçoivent la textualité comme instance sémiotique
complexe et épaisse débordant la soit-disante linéarité de l'écriture et la
surface de l'imprimé. Le texte a éclaté de ses bords, il n'est plus accepté
comme un espace clos, mais ouvert, infini, hétérogène, topologique.
De surcroît, interactif. C'est l'idée d'une
textualité dynamique qui s'impose et qui met en cause la statique du texte,
et même son mouvement téléologique vers un sens ultime.
La question, laissée toutefois en
l'air, est la suivante: est-ce que la technologie de l'hypertexte, en rapprochant
des textes physiquement autonomes, n'enlève pas la part de mystère et de non-dit,
cette indicibilité du sens qui constitue l'écriture littéraire? On pense que
le système de renvois hypertextuels, connectant entre eux, des textes plus ou
moins lointains, ne suturera jamais l'écart qui, comme résidu, se glissera toujours
entre les textes.
L'hypertexte peut fonctionner dans
plusieurs registres: ou bien reconfigurant le livre-représentation, ou bien
par ajoutement de textes, ou bien, en tant que champ méthodologique, être une
dimension encore inexploitée de configurations de l'hétérogène.
Présentation du projet de lecture intitulé la Bibliothèque Babel:
Présenter des textes classiques,
des récits de fiction, dans un réseau de conexions intertextuelles, mis-au-point
par la technique de l'hypertexte et présentés en CD-Rom, s’est avèré un projet
attirant dans la mesure où il pouvait établir des voies de lecture autres, ne
dépendant pas nécessairement des protocoles de lecture que le texte-en-livre
avait célébré. Le défi, pour la Bibliothèque Babel, est d’essayer une hypertextualisation
de la lecture, appuyée sur le concept-clé d’intertextualité. Celà veut dire,
par exemple, oppérer des renvois intertextuels suggérées par un texte donné,
ou même, établir de nouvelles conexions envers des textes ultérieurs. Si la
question de la légitimité de telles lectures peut être dépassée, il faudra cependant
trouver des systèmes de renvois, capables de créer le réseau intertextuel. L’hypertexte,
en ce cas, est plutôt assumé comme un dispositif de lecture et non pas d’écriture.
Il s’agit d’une reécriture de certains textes lus comme autonomes jusqu'à nos
jours. Bien que déjà inclus dans le concept même d’intertextualité, tout un
travail de recherche est à entreprendre sur les rapports littéraires précis
entre des textes distincts. Quelle
est alors, disons, la plus-value de cette hypertextualisation? Tout d’abord,
brouiller les textes par un effet de dissémination des uns dans les autres.
C’est une poétique des limites ou, plus précisément
hors les limites, qui se veut exploitée de la sorte, car le texte-livre est
un texte délimité par sa concrétisation physique, un texte qui coïncide avec
sa configuration-en-livre. Or, une poétique de la dissémination (elle a déjà
été objet des plus profondes conceptualisations par la théorie du texte) joue
par contagion de textes, contagion de la lettre, entre les lettres. Le
travail consiste à établir des incisions dans la linéarité d’un texte, fictionel,
dans le cas, le connectant avec un autre texte auquel il fait appel, par invocation,
citation, allusion, etc. Voilà introduits les procédés de l’intertextualité:
Suivre Marco Polo dans Italo Calvino, suivre D. Quixote dans Borges,
Robinson Crusoé dans Vendredi ou les limbes du Pacific, mais aussi
Kafka dans Kafka, puisque l’intratextualité fait aussi partie de l’intertextuel.
Une fois établis les systèmes de conexions, construits à partir d’une mise-au-point
de critères d’intertextualisation, l’oeuvre perd ses contours, les contagions
des textes brouillent l’espace délimité des oeuvres et la lecture devient délinéarisée
et interactive. Les techniques d’interactivité appliquées aux textes peuvent
être récrutées au sein de certains dispositifs appartenant déjà aux poétiques
textuelles, tels celui du cadavre exquis ou du cut-up.
Ce projet qui, au point de vue
technologique, vise la présentation en cd-rom d'un ensemble de textes fictionnels,
se veut un essai de projection des dispositifs intertextuels dans des dispositifs
hypertextuels permettant d'allier l’écriture à la lecture, pour y faire jaillir
l’improbabilité de la conexion.
[1] in: S/Z, Paris, Seuil, 1970, p.22: «l'inventaire, l'explication et la digression pourront s'installer au coeur du suspense, séparer même le verbe et son complément, le nom et son attribut; le travail du commentaire, dès lors qu'il se soustrait à toute idéologie de la totalité, consiste précisément à malmener le texte, à lui couper la parole.»
[2] Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p.13: «Dans un rhizome au contraire, chaque trait ne renvoie pas nécessairement à un trait linguistique: des chaînons sémiotiques de toute nature y sont connectés à des modes d'encodage très divers, chaînons biologiques, politiques, économiques, etc, mettant en jeu non seulement des régimes de signes différents, mais aussi des statuts d'états de choses.»
p.14:«Un chaînon sémiotique est comme un tubercule agglomérant des actes trés divers, linguistiques, mais aussi perceptifs, mimiques, gestuels, cogitatifs/.../». L'hétérogénaité du sémiotique opère un décentrement de la vision logocentrique vers une politique multiforme de registres qui se croisent par des agencements....
[3] cf. p.57, "Pour une approche deleuzienne d'internet", Mireille Buydens, in: L'Image - Deleuze, Foucault, Lyotard, AAVV, Paris, Vrin, 1997.
[4] Derrida, De la Grammatologie, Paris, Minuit, 1967
[5] In Bolter, J. D. Writing space - the computer, hypertext, and the history of writing, Hillsdale, New Jersey, Lawrence Erlbaum Associates, Publishers, 1991